Niamuh flânait, se laissant dériver. Son corps, délesté de la gravité, était porté par l’eau salée qui l’entourait. Il se reposait, n’ayant nul effort à fournir, profitant de la fraîcheur du vent qui asséchait les zones émergées de sa peau. Il plongea, évolua un moment sous l’eau, s’amusant à se déplacer en trois dimensions, et émergea finalement pour reprendre son souffle. Il décida d’aller espionner la population sous-marine croisant aux alentours, et pris une grande inspiration avant de replonger. 

Il restait immobile pour ne pas effrayer les bancs de poissons colorés qui étincelaient furtivement lorsqu’ils croisaient l’éclat du soleil, puis, lorsque ceux-ci, habitués à sa présence, finissaient par l’entourer, il se mettait soudainement à bouger et gesticuler dans tous les sens, regardant le banc éclater de peur dans toutes les directions, et se reformer un peu plus loin, une fois le danger écarté. 

Il plongea un peu plus, voulant observer d’autres espèces vivant dans des eaux plus profondes. Là, les poissons étaient plus gros, moins colorés, mais toujours aussi farouches : Niamuh s’amusait à en isoler un, l’effrayant juste assez pour qu’il commence à s’enfuir, puis lui donnait la chasse, le poursuivant jusqu’à ce qu’il le rattrape, ou au contraire se fasse distancer. Parfois, il s’amusait à laisser un peu d’avance à sa proie, lui faisant croire à une sécurité relative qui la faisait ralentir, puis il accélérait de plus belle pour relancer la poursuite. 

Finalement lassé par ces espèces si farouches, Niamuh remonta, expira l’air chargé de dioxyde de carbone de ses poumons, les remplit de l’air marin à leur capacité maximale, et replongea, toujours plus profond, à la recherche de nouveaux jeux. A mesure qu’il s’enfonçait, la luminosité déclinait, et les poissons perdaient leurs couleurs. Au moment où il se disait qu’il allait changer de zone à la recherche de récifs et de coraux, il cru entendre un appel à l’aide. Mais l’eau, atténuant les sons, ne permettait pas de déterminer s’il avait réellement entendu une voix, ou si ce n’était que le fruit de son imagination. Il scruta l’étendue d’eau salée autour de lui, essayant de détecter quelque chose qui aurait pu le renseigner, quand l’appel se fit à nouveau entendre, plus distinctement cette fois, mais ne permettant toujours pas de déterminer le lieu d’émission. Au troisième appel, Niamuh localisa enfin la provenance, et se mit en route. 

« _ Ca y est, s’exclama Cirdan, ça marche ! 

_ Enfin ! » 

Delphine bondit rejoindre son collègue près du sonar, manquant de tomber en sautant les dernières marches de l’étroit escalier, se rattrapant au dernier moment à la balustrade. Cela faisait des mois que les deux chercheurs s’escrimaient à faire fonctionner leur invention, sans succès : ils ne disposaient que d’un matériel limité, et ils étaient obligés de bricoler les différentes pièces pour les rendre compatibles entre elles. Sans compter que cet assemblage hétéroclite rendait les réglages longs et fastidieux, ce qui n’arrangeait pas les choses. Mais, enfin, l’appareil semblait fonctionner. 

« _ Je l’ai réglé pour émettre le même message toutes les trente secondes. Si on s’est pas trompé sur le codage et si l’émetteur est assez puissant, on n’a plus qu’à attendre. 

_ Génial ! Qu’est-ce que tu lui fais dire, à notre petit bijou ? 

_ En gros, je pense qu’on pourrait traduire ça par quelque chose du genre Au secours, je suis pris dans un filet ! Mais c’est pas sûr qu’on maîtrise bien les tonalités… J’espère au moins que c’est cohérent… ou qu’un curieux va passer dans le coin ! 

_ Bon, hé bien attendons, alors. Il doit bien rester une bouteille de champagne au frais, non ? » demanda Delphine avec un sourire malicieux. 

L’appel à l’aide s’amplifiait au fur et à mesure que Niamuh se rapprochait du point d’émission. Il le distinguait clairement maintenant, mais il lui fallut l’entendre plusieurs fois pour être sûr qu’il avait bien compris. Non pas que la propagation dans l’eau altérait la qualité de réception, non, c’était comme si celui qui l’appelait avait un accent. Un accent inhabituel, qui plus est, que Niamuh n’avait encore jamais entendu auparavant. C’était d’autant plus étonnant que les étrangers étaient rares dans ce secteur, et que ceux qu’il rencontrait généralement avaient un accent beaucoup moins prononcé. 

Qu’importe, c’était un appel à l’aide, et Niamuh ne pouvait l’ignorer. Il accéléra légèrement, sa caudale battant l’eau à une fréquence plus élevée. Il sentait l’eau glisser sur sa peau sans accrocher : elle avait une texture telle qu’il s’enfonçait dans l’onde sans provoquer aucun remous ni tourbillon. Elle lui conférait une hydrodynamique remarquable, lui permettant d’atteindre facilement des vitesses de 40 km par heure. Il accéléra encore devant la fréquence des appels, fendant l’eau avec une facilité déconcertante. J’arrive ! lança-t-il à l’attention du naufragé. 

Finalement, il arriva en vue d’une construction. L’appel semblait provenir de ses environs. Il identifia une structure métallique, l’assimila à la coque d’un bateau, et se mit à chercher le filet retenant son congénère prisonnier. Il ne trouva rien. Ni filet, ni congénère. Pourtant, l’appel venait bien de là. Il fit plusieurs fois le tour de la structure, tout en demandant au prisonnier sa localisation précise, mais il ne vit toujours rien, et aucune réponse ne lui parvint. Seulement, encore et toujours, le même appel au même accent étrange. Il chercha alors plus précisément son origine, et finit par s’arrêter devant une boîte métallique, rattachée à la structure métallique, et qui émettait cet appel, à l’accent métallique. 

Ce fut Cirdan qui, le premier, entendit l’alerte du sonar. Mais ce fut Delphine qui, laissant tomber son verre plus qu’elle ne le posa, arriva à côté de l’appareil. Un point clignotait sur l’écran, se rapprochant du centre à chaque rafraîchissement. Les deux chercheurs se ruèrent vers les hublots les plus proches pour scruter l’immensité alentour. C’était à celui qui le verrait le premier. Plusieurs fois, ils crurent discerner une forme, mais ils désiraient tellement voir quelque chose que leur imagination les induisaient en erreur. Ils changeaient de hublots en fonction de la position indiquée par le sonar, faisant plusieurs fois le tour de la pièce. Finalement, le point sur l’écran se stabilisa. Delphine et Cirdan se rejoignirent devant le même hublot, juste au-dessus de leur sonar. Ils baissèrent les yeux. Et le virent. 

Après avoir observé la boîte avec circonspection, Niamuh leva la tête. Et les vit. 

Les deux humains, excités, regardaient fixement Niamuh avec émerveillement. Le dauphin, étonné, regardait fixement Delphine et Cirdan avec un air apeuré. Seuls, le bip du sonar et l’appel à l’aide troublaient le silence, le premier résonnant dans la base sous-marine, le second se propageant dans l’eau alentour. 

L’instant avait quelque chose de magique pour les chercheurs. Ils attendaient ce moment depuis tellement longtemps… 

Niamuh, lui, hésitait entre la peur et la curiosité : il était habitué à voir des humains, mais c’était la première fois qu’il en voyait en boîte. Et cette boîte appelait à l’aide. Visiblement, ces humains avaient réussi, il ne savait comment, à parler dauphin. Cela l’effrayait et aiguisait sa curiosité tout à la fois. 

Il se décida à les aider. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’on rencontrait des humains au fond de l’eau. Seulement, il ne savait pas comment procéder pour les libérer. D’ailleurs, il ne voyait même pas le filet dont ils parlaient. Peut-être était-ce cette grosse boîte qu’ils appelaient filet ? Mais comment percer ce métal pour les sortir de là ? Ne sachant que faire, il finit par leur demander. 

Le dauphin, ouvrant la bouche, tira Delphine de sa passivité. 

« _Hé ! Tu crois qu’il essaye de nous parler ? demanda-t-elle en courant vers leur invention. Non, reste là ! Continue à attirer son attention, faut surtout pas qu’il s’éloigne ! 

_T’es marrante, toi ! Comment tu veux que je fasse ? J’ouvre la fenêtre et je sors le voir ? » 

Delphine régla trois boutons, tourna deux manettes, enclencha un levier. Leur appel à l’aide cessa. Elle saisit alors un clavier, et tapa un mot. 

Niamuh sursauta lorsque, à la place de l’appel qu’il assimilait désormais à un bruit de fond régulier, il entendit Bonjour. Toujours avec cet accent métallique. Interloqué, il répondit néanmoins, après avoir vérifié qu’il n’y avait personne d’autre dans les parages. Il se sentait déjà assez ridicule de parler à une boîte pour ne pas avoir besoin de spectateurs. 

Au bout d’un moment, une réponse s’afficha sur l’écran, retranscrite dans toute la pièce par un synthétiseur vocal. « Bonjour. Je suis… » L’ordinateur marqua une pause, semblant réfléchir à la meilleur retranscription possible du phrasé du dauphin. « …Niamuh » 

Delphine leva les yeux vers Cirdan, qui observait toujours le dauphin. Elle se rapprocha du hublot, se mit à contempler l’animal. « Niamuh… » 

L’espace d’un instant, elle se revit petite fille. La première fois qu’elle avait vu un dauphin, elle l’avait regardé avec la même intensité, la même passion. Cette passion qui ne l’avait pas quittée depuis. C’était dans un parc aquatique. Il y avait des orques, des otaries, des phoques, des ours blancs. Et des dauphins. Elle en était immédiatement tombée amoureuse : ils étaient emplis d’une grâce animale, mais aucunement brutale. Ils avaient un charme magnétique qui l’attirait irrésistiblement, avec leurs têtes rigolotes, leurs longs nez, et la ligne de leurs bouches, ce dessin qui les faisaient sourire en permanence et faisaient d’eux des êtres immédiatement avenants et amicaux, qui donnait envie de caresser leur peau grise légèrement rugueuse. 

Par la suite, elle les avait admirés dans un spectacle, où ils se livraient à des acrobaties impressionnantes, jouaient avec leurs dresseurs, fonçaient dans le bassin et s’amusaient à éclabousser les premiers rangs, tandis qu’une bande magnétique les décrivait en détail, attirant l’attention sur le fait que les nageoires de ces cétacés renfermaient les mêmes os qu’une main humaine, encensait leurs capacités physiques, leur facilité d’apprentissage, et leur intelligence. 

La nuit, elle avait rêvé que les dauphins étaient des extra-terrestres, se déplaçant sur la terre ferme, qui avaient atterri sur Terre par hasard, rencontré les humains, et décidé de s’amuser avec eux. Ils étaient donc restés sur la planète, et avaient décidé de la partager avec les Hommes, pour que chacun puisse vivre à l’aise. Comme les dauphins étaient des étrangers, ils laissèrent aux humains les parties émergées, où ils avaient déjà élu domicile, et allèrent s’installer dans la mer. Au réveil, Delphine avait décidé deux choses. Premièrement, que son rêve était une vision parfaitement véridique du passé. Deuxièmement, qu’elle deviendrait biologiste spécialisée dans les cétacés, pour aller en demander confirmation aux dauphins. 

Elle avait alors mené ses études avec une rage toujours présente, toujours aussi intense, dévorant des livres sur les cétacés pendant l’année scolaire, passant toutes ses vacances au bord de la mer, puis, quand elle eut l’âge, travaillant l’été dans un delphinarium. Elle avait brillamment obtenu ses diplômes, et était devenue chercheuse, passant le maximum de temps dans son laboratoire, en contact permanent avec les dauphins. 

Sa passion la coupait peu à peu du monde. Elle préférait vivre avec les cétacés plutôt qu’avec les humains. Leur monde était plus mystérieux, plus attirant, plus beau. Aussi, elle avait fini par emménager dans le laboratoire. Elle s’était ainsi isolée des horreurs de ses congénères. Guerres, massacres, émeutes, révoltes, tortures, enlèvements, attentats, déforestation, pollution, dictature, dérèglement climatique, tensions internationales… 

Les humains s’étaient répandus sur toute la surface de la planète, s’étaient mélangés, mais avaient conservé leurs éternelles rancœurs. Ils s’étaient enfermés dans leurs basses mesquineries, les dirigeant prenant des décisions allant à l’encontre des valeurs sociales de base, les dirigés s’insurgeant contre les difficultés d’emploi, de salaire, de transport, de liberté, de pouvoir d’achat. Ils avaient besoin d’un coupable, besoin de se défouler, besoin de libérer leur haine. Le racisme progressait, les minorités se retrouvaient à endosser le rôle de bouc-émissaires. Les tensions montaient, pas seulement au sein d’un même pays, mais également dans les relations internationales. Les blocs Est et Ouest recommençaient à se soupçonner, les extrémistes profitaient de la confusion générale pour multiplier les attentats en toute impunité. 

La planète souffrait de ce climat : les politiciens géraient plus ou moins efficacement l’urgence des tensions, et délaissaient les questions écologiques. Personne ne sortait sans un masque filtrant, les plages étaient souillées, les montagnes servaient de déchetteries, plus personne n’avait de respect pour l’environnement. Le temps se déréglait, les tempêtes s’enchaînaient, succédaient aux ouragans, inondations, séismes et tsunamis. Les catastrophes naturelles survenaient les unes après les autres, dans l’indifférence la plus totale pour les victimes. 

Delphine ne supportait plus ce monde de rage et d’hypocrisie dans lequel elle vivait. Aussi, quand elle avait reçu une offre pour aller étudier les dauphins en profondeur, dans une base sous-marine, au large, au calme, loin de toute l’agitation du dehors, elle n’avait pas hésité. Elle avait pris ses affaires, et était partie sur le champ. Là, elle était à l’abri. A l’abri du monde, à l’abri des magouilles, à l’abri des influences. Elle était dans son élément. Elle pouvait enfin s’abandonner totalement à son rêve, elle pouvait enfin étudier les dauphins en toute liberté, elle pouvait enfin élaborer un moyen de communiquer avec eux. 

Et aujourd’hui, elle pouvait enfin converser avec un dauphin. 

Niamuh était curieux, et comprenait vite, ce qui facilitait les choses. Bien sûr, les concepts abstraits et inventions typiquement humains lui échappaient, et sa vision du monde différait largement de celle des Hommes, mais il avait rapidement accepté l’idée de discourir avec une autre espèce, et cela semblait lui plaire. 

Les deux chercheurs discutèrent longtemps avec Niamuh, commençant par des banalités, chacun testant l’autre comme deux boxeurs sur un ring, se jaugeant avant de commencer les choses sérieuses, éprouvant les réflexes et les défenses adverses. Peu à peu, humains et dauphin apprenaient à mieux se connaître, appréhendaient mieux leurs capacités et leurs limites, finissaient par savoir comment tourner leurs phrases pour bien se faire comprendre. 

Les chercheurs enregistraient tous les échanges, et mettaient à profit les aller et retour que faisait Niamuh pour respirer, afin d’entrer les phrases du dauphin dans la base de données, pour enrichir leur vocabulaire. A chaque fois que Niamuh revenait, Delphine testait les nouveaux mots, et Niamuh corrigeait certaines intonations ou modulations. Cirdan, tout en suivant les conversations, travaillait à un programme pour enregistrer le dialecte dauphin au fur et à mesure des discussions, pour augmenter le vocabulaire disponible automatiquement et immédiatement. 

Autant Niamuh que Delphine et Cirdan avaient conscience de l’importance de ces discussions, et aucun des trois ne voulait arrêter. Mais la faim et la fatigue finirent par se faire plus fortes que l’engouement et l’excitation. Aussi, une vingtaine d’heures après leur rencontre, marquèrent-ils une pause pour se restaurer et se reposer. 

Les jours suivants ne furent remplis que de conversations similaires, le dauphin répondant volontiers aux questions des humains à propos des habitudes et mode de vie des cétacés, et les humains satisfaisant avec enthousiasme la curiosité du dauphin à leur égard. 

En parallèle, les chercheurs amélioraient constamment leur traducteur humain-dauphin. Leur vocabulaire s’enrichissait rapidement, et ils pouvaient aborder de plus en plus de sujets de conversations. Ils avaient également déménagé la machine, l’amenant près d’un bassin aménagé à l’intérieur de la base. Ils pouvaient ainsi se voir tout en discutant, et Niamuh n’était plus obligé de remonter à la surface pour respirer. 

Environ une semaine après leur rencontre, à raison d’une quinzaine d’heures de discussion par jour, les trois comparses étaient épuisés. Cirdan partit se reposer. Restée seule avec Niamuh, Delphine en profita pour, enfin, poser la question qui lui trottait dans la tête depuis qu’elle était petite fille. 

« _D’où venez-vous, vous les dauphins ? Pourquoi avez-vous des phalanges cachées au cœur de vos nageoires ? Quelle est votre histoire ? » 

Niamuh la regarda avant de répondre, la jaugeant. Il avait soudain l’air grave, malgré son visage rieur. Il semblait réfléchir, se demandant si elle était prête à entendre son histoire. Puis il se décida. 

Effectivement, notre squelette est un témoin de notre passé. Autrefois, nous vivions sur la terre ferme. Bien avant votre apparition. A une époque où les continents avaient une forme différente. A une époque où la terre occupait plus de surface que la mer. Notre espèce prospérait à la surface de Gaïa. Nous avions compris que le regroupement nous rendait plus fort. Nous étions organisés en cités, chacune avait son territoire, avec du bétail et des champs pour nourrir la population. Et la population était nourrie. Elle grandissait. Les cités avaient besoin de davantage de nourriture pour contenter les habitants. Alors elles ont agrandi leurs territoires, pour exploiter plus de terres, étendre les zones de pêche, agrandir leurs pâturages. Si bien que des territoires se sont rejoints. Des frontières se sont formées. Certaines cités ont décidé de coopérer, et ont fusionné. D’autres n’ont pas su trouver de terrain d’entente. Les guerres sont nées. Et avec elles, la course au progrès, synonyme de domination sur l’adversaire. Notre civilisation a pris rapidement un essor impressionnant. Partout sur Gaïa, les découvertes se multipliaient, repoussant les limites de l’inconnu, mais soulevant par là-même d’autres interrogations, que nous voulions absolument combler. La mode était à la recherche. Toutes les cités se sont unies dans un même élan de progrès au fur et à mesure que notre espèce s’assagissait. De la collaboration naquit toujours plus de découvertes, notre civilisation avait atteint son âge d’or. Nous avions étudié tout ce qui était proche de nous, passé la surface des terres au peigne fin à l’aide de machines toutes plus sophistiquées les unes que les autres, recensé toutes les espèces marchantes, rampantes, volantes, tandis que notre technologie évoluait. Les oiseaux, surtout, nous fascinaient : ils avaient la liberté de se déplacer au sol, mais aussi dans les cieux, dans toutes les directions. Nous avons finalement conquis le ciel, inventant de formidables machines permettant de naviguer dans les airs. Notre connaissance du monde ne cessait de prendre de l’importance. Nous avons fini par concevoir des cités volantes, pour encore mieux dominer le ciel, après être devenus les maîtres de la terre. Et nous sommes devenus les maîtres des cieux. Nous commencions à nous intéresser aux océans. Avant de les explorer, nous avons bâti une cité sous-marine, pour servir de point de départ. C’était une cité magnifique, issue de notre technologie la plus avancée. Elle pouvait se fixer au fond des mers, aussi bien que se déplacer au gré des courants, ou être propulsée par un ingénieux système d’aspiration et de rejet de l’eau, inspiré des vers de terre. Les habitants disposaient de tous les luxes existant. Nous l’avions baptisé Nautila. 

Mais nous étions insouciants, et égocentriques. Tout occupés à étancher notre soif de connaissance et de développement technologique, nous employions tous les moyens disponibles pour parvenir à nos buts. Sans nous préoccuper de notre planète, de notre écosystème. Gaïa a fini par se rebeller. Les catastrophes ont commencé à se succéder. Tornades, ouragans, éruptions, séismes, raz-de-marée. Les cités étaient ravagées. Nous qui avions façonné la nature à notre image, nous n’arrivions plus à la contrer. Les cités aériennes étaient les plus vulnérables aux tempêtes. Elles ont toutes fini par tomber sous l’assaut de la foudre, de la grêle et des vents. Elles s’écrasaient sur les cités terrestres, les détruisant en un instant. La fréquence des catastrophes augmentait trop vite pour que nous ayons le temps de trouver des parades. Un dernier cataclysme généralisé a fini par anéantir notre civilisation : orages, tsunamis et séismes se sont déchaînés une dernière fois, les continents se sont déchirés, des portions ont été englouties. Il ne restait plus une seule cité sur la terre ou dans le ciel. 

Seule Nautila, à l’abri au fond de l’eau, avait résisté. Pourquoi ? C’était la grande question. Pourquoi les éléments s’étaient soudain réveillés, puis calmés aussi soudainement ? Pourquoi Nautila avait-elle été épargnée ? Nous avons fini par comprendre : Gaïa est vivante. Les animaux vivaient en symbiose avec elle. Mais pas nous. Nous étions des parasites. Nuisibles. Nous profitions de la nature, mais elle ne recevait rien en échange. Elle a fini par se rebeller. C’est normal, après tout. Tout organisme vivant cherche à se débarrasser de ses parasites. Gaïa a fait de même. 

Les seuls à avoir survécu étaient les résidents de Nautila. Nous n’avions pas encore investi les océans, l’eau n’était pas polluée. C’est pour ça que Gaïa l’a laissée. Mais nous avions compris la leçon. Les survivants ont décidé de s’adapter à la nature, au lieu de l’obliger à s’adapter à eux en la détruisant petit à petit. Puisque seule la mer avait été épargnée, ils ont décidé de rester à bord de Nautila, et de vivre dans l’eau : ils restaient basés sur Nautila, mais sortaient fréquemment dans l’océan, et ne tiraient leurs ressources que de la mer. Petit à petit, ils s’habituaient à leur nouveau milieu. Au fil des générations, des mutations sont apparues. Une capacité pulmonaire plus importante. Une résistance à la pression. Une peau plus lisse, sans plus aucun poil. Des pattes palmées. Finalement, notre espèce a beaucoup évolué. Jusqu’à prendre la forme qu’elle a encore aujourd’hui. 

Delphine s’était tue pendant tout le récit de Niamuh. Captivée par son histoire. Imaginant une forme terrestre de dauphins, rayée de la surface des continents en quelques mois, par un ennemi imprévisible et démesuré. Elle leva la tête, songeant à ses congénères grouillant sur la terre, qui luttaient depuis quelque temps contre des phénomènes semblables à ceux évoqués par Niamuh, tandis qu’elle était à l’abri au fond de l’eau. 

La Terre, vivante ? C’était tellement évident que personne n’y avait pensé. L’exemple même de symbiose parfaite : deux organismes profitant l’un de l’autre, à tel point qu’aucun des deux n’a finalement conscience de l’existence de son allié. Quoique. On n’a pas besoin d’une approbation pour prendre, pour voler. Alors que la symbiose est un échange, il faut avoir conscience de la volonté de l’autre pour qu’elle s’accomplisse. Est-ce que les poux ont conscience de l’être sur lequel ils vivent ? Oui, Niamuh avait raison : des parasites, c’est tout ce qu’ils étaient. Des parasites qui pompaient l’énergie de la Terre, la salissaient, la gangrenaient. 

Les humains couraient à leur perte, sans même en avoir conscience. Ou plutôt, si : ils le savaient. Ils le savaient, mais ne faisaient absolument rien pour changer la donne. Ils avaient toujours des problèmes plus urgents à régler. Des priorités à court terme, pour améliorer la vie sur cinq ans. Au lieu de prendre des mesures sur le long terme, bénéfiques après un temps d’incubation, peut-être, mais tellement plus rentables et plus efficaces. Mais non. C’était l’ère de l’instantané, du fast food, de l’éternelle jeunesse, de la course contre le temps. Toujours plus fort, toujours plus vite. Mais dans quelle direction ? 

Delphine émergea de ses réflexions, un goût amer dans la bouche. Niamuh était parti, la laissant seule face à elle-même, face à la vérité. Dégoûtée des Hommes, de ce qu’ils avaient accompli. L’espèce dominante… Ils étaient si fiers de leur suprématie. Mais à quoi sert de régner sur une terre que l’on tue à petit feu ? Les Hommes ne seraient sages que lorsqu’ils auraient compris la leçon. Mais ce n’était pas une leçon qu’on pouvait apprendre de quelqu’un d’autre. Il fallait la vivre pour la comprendre. 

A la surface, les éléments se déchaînaient. Une vague géante était en train de naître, juste au-dessus de la base sous-marine. Delphine décida de la rebaptiser. Désormais, elle s’appellerait Atlantis.

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