Message à caractère informatif 

Cet article emploie des termes à valeur générique, tels que “auteur” ou “joueur” par exemple. À chaque fois que ces termes sont employés, ils incluent bien sûr l’ensemble des personnes concernées, quel que soit leur genre. Le choix d’un genre unique n’est ici qu’une facilité d’écriture. 
Pourquoi ces termes sont-ils au masculin dans cet article ? Par hasard. Littéralement. J’ai lancé un dé pour choisir entre féminin et masculin. C’est tombé sur masculin. Ce sera peut-être l’inverse la prochaine fois. 
Quel est le but de ce petit paragraphe ? Faire passer le message suivant : lectrices, lecteurs, lecteurices, ne vous sentez pas exclu·e·s par une vieille règle grammaticale inadaptée au propos mais néanmoins toujours en vigueur.

Un monde idéal 

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je précise également que je ne mentionnerai pas les contraintes avec lesquelles un narrative designer doit jongler, inhérentes à tout projet informatique : budget, délais, faisabilité technique, etc. Au final, les choix de conception sont des histoires de compromis, à moins de pouvoir s’affranchir de toutes les contraintes habituelles d’un grand projet. Pour cerner ce qu’est le narrative design, je fais donc ici l’hypothèse que le narrative designer évolue dans un monde idéal, c’est-à-dire qu’il est libre de faire ses choix de conception sans contraintes.

Définition 

Narrative design est une formulation anglaise que l’on pourrait traduire par “conception narrative”. Il s’agit donc d’une tâche de conception, et qui vise non pas à écrire un scénario, mais à définir de quelle manière sera racontée une histoire, dans un média donné.

Explications 

Cette définition est volontairement vague, car générique. Je pense en effet que ce terme peut s’appliquer à tout média dans lequel une histoire est racontée. Néanmoins, la part du narrative design varie énormément selon le support. 

Imaginons un roman, par exemple. Pas forcément besoin de narrative design à proprement parler dans ce cas : l’histoire va être racontée à travers les personnages, les décors, les dialogues, des éléments classiques pour une œuvre littéraire, et qui prennent forme avec des mots, posés les uns à la suite des autres sur le papier. Tous ces éléments sont à la main de l’auteur qui, en un sens, assume le rôle de narrative designer, mais de façon transparente. 

Imaginons maintenant un film. On retrouve certains éléments communs aux romans : des mots, des personnages, des dialogues. Mais il existe d’autres éléments narratifs dans un film : les décors physiques ou numériques, l’apparence visuelle des personnages, les cadrages, les plans, les séquences, le montage, la musique, le rythme, etc. Tout cela participe à la façon de raconter l’histoire. Ces derniers éléments n’étant d’ailleurs pas décrits précisément dans le scénario ou le synopsis. Ils sont généralement définis par le réalisateur qui, en ce sens, est donc un narrative designer. Ces deux métiers étant pourtant disjoints : le réalisateur / narrative designer n’écrit pas forcément le scénario, il se concentre sur les mécanismes narratifs mis en œuvre pour traduire un scénario en film. 
Car c’est bien de cela que l’on parle : concevoir par quels biais l’histoire est racontée, comment elle est transmise au public. Alors pourquoi ce terme de narrative design n’est pas plus répandu, si le réalisateur est, en quelque sorte, un narrative designer ? Parce qu’il est relativement récent, et qu’il ne vient pas du milieu du cinéma. 

En effet, il existe un autre média, qui s’est développé au XXe siècle et qui a pris de l’essor depuis. Un média qui peut être vecteur d’histoires, et dans lequel la valeur ajoutée du narrative design est indéniable (même si cela n’est pas encore reconnu par tout le monde… Mais cela évolue). Un média dans lequel raconter une histoire est un art particulier : le jeu vidéo.

Jeu de rôle et narrative design 

Permettez-moi d’évacuer tout de suite les protestations montantes : oui, le jeu de rôle sur table (JDR) fait également appel au narrative design. Tout comme les “livres dont vous êtes le héros” ou autres livres-jeux basés sur le même principe. Mais ces médias vecteurs d’histoires sont moins connus du grand public que le jeu vidéo (malgré un retour en force du JDR depuis quelques années). 

Je me concentre donc ici sur le jeu vidéo, qui présente en plus l’intérêt, selon moi, de constituer un produit fini dans lequel les joueurs évoluent, à la différence du JDR où, en temps réel, le meneur de jeu (MJ) peut s’adapter et faire en sorte de recadrer ses joueurs s’ils s’écartent trop de la trame narrative qu’il a en tête. 

La grande différence entre JDR et jeu vidéo réside dans deux aspects principaux : les rôles et la temporalité. Dans une partie de JDR, l’histoire se crée au fur et à mesure, puisque les joueurs réagissent aux situations posées par le MJ. Ils improvisent et proposent des éléments de récits en temps réel. Ils créent l’histoire en jouant. Ils ont donc à la fois un rôle de “concepteurs” et un rôle de “joueurs” vis-à-vis du récit, rôles qu’ils exercent en même temps. 

Dans le cas d’un jeu vidéo par contre, les joueurs vivent l’histoire après que le récit a été entièrement conçu, dans un environnement qui peut être ouvert, mais toujours encadré. Les concepteurs interviennent en amont, sans aucune interaction avec les futurs joueurs. Les rôles sont ici disjoints, et la phase de conception du récit prend place avant la phase de jeu. C’est cela qui justifie l’importance du narrative design dans le jeu vidéo : il est impératif de structurer le récit et la façon dont il est transmis aux joueurs, puisque les interactions joueur-environnement se font en l’absence des concepteurs.

Jeu vidéo et narrative design 

C’est pour cela que le terme narrative design est issu du (ou du moins s’est popularisé via le) monde du jeu vidéo : ce média a la particularité de s’adresser aux joueurs de manière interactive. Une fois un jeu livré, les développeurs ne peuvent que se mettre en retrait et observer comment les joueurs appréhendent leur œuvre, voire même comment ils l’exploitent, la tordent dans tous les sens. Ceci grâce à l’interaction joueur-environnement au sein du jeu. 

Conséquence : on ne peut jamais être certain qu’un joueur perçoive l’histoire telle qu’on l’a imaginée, telle qu’on veut lui raconter, à moins de la lui imposer. Mais de plus en plus, les jeux “grand public” prennent place dans des mondes ouverts. C’est-à-dire des espaces virtuels où les joueurs sont libres d’aller et venir comme bon leur semble, d’interagir avec l’environnement quand et comment ils le souhaitent, voire même d’interagir avec d’autres joueurs qui évoluent dans le même monde. 

Or, une histoire est forcément linéaire. Elle constitue une suite d’événements qui doivent s’enchaîner de manière chronologique pour faire sens : on ne veut pas tomber sur le dénouement avant d’avoir vécu les péripéties. 

Comment, dans ce cas, raconter une histoire linéaire dans un monde qui ne l’est pas ? C’est là le but du narrative designer : définir les mécanismes et les éléments permettant au joueur à la fois de rester libre dans son évolution, mais aussi de profiter de l’histoire à son rythme, c’est-à-dire la vivre dans le bon ordre quels que soient les embranchements rencontrés. 

Mais cela ne s’arrête pas non plus aux seuls jeux en monde ouvert. Ceux que l’on qualifie aujourd’hui de “walking simulators” sont en effet centrés sur la narration, et la façon de présenter le récit au joueur y est donc primordiale. Cela pourra être réalisé de manière très linéaire ; ou bien en répartissant des éléments clés de l’histoire à différents endroits et sous différentes formes ; ou encore en les rendant accessibles uniquement après avoir résolu des énigmes ou autres puzzles. Ces différentes options, ainsi que les choix de conception qui en découlent, font également partie intégrante du narrative design. 

Même dans les jeux qui n’intègrent pas un récit, il peut y avoir des éléments de narration et un univers construit et cohérent. Ils ne sont pas forcément « imposés » au joueur, dans le sens où on ne rencontre pas ces éléments si on se contente de sélectionner un personnage et lancer une partie, mais ils sont présents et consultables à l’envie. C’est le cas des MOBA (Multiplayer Online Battle Arena) par exemple, où tous les personnages possèdent leur propre histoire et évoluent dans un univers unique, de telle sorte qu’il existe des factions et des relations entre ces personnages, que leurs histoires se recoupent et s’entrecroisent, même si tous ces éléments n’ont absolument aucune incidence sur les parties. Cela peut également être l’occasion pour les détenteurs de la licence de développer d’autres produits, et de raconter l’histoire de ces personnages par un biais différent de celui du jeu vidéo. Le récit devient alors transmédia, comme dans le cas de League of Legends, un MOBA dont le monde est largement décrit dans la série animée Arcane, basée sur ce jeu. 

Entre le jeu massivement multijoueur en monde ouvert et le jeu solo narratif, il existe ainsi toute une variété de genres vidéoludiques, qui font tous appel, à un moment ou à un autre, et dans des proportions variables selon le type de jeu, à du narrative design.

Objectifs du narrative design 

Sachant tout cela, l’objectif premier est clair : définir à quels moments, dans quelles circonstances, et sous quelles conditions, les événements de la trame principale sont racontés au joueur. Car n’oublions pas qu’il existe une histoire “primaire” et des histoires “secondaires”, dans le sens où la primaire constitue l’histoire “minimale” livrée aux joueurs qui terminent le jeu en franchissant exclusivement les jalons correspondants ; et des histoires secondaires qui constituent des narrations additionnelles, facultatives par rapport à l’histoire primaire (c’est-à-dire non nécessaires à sa compréhension), mais qui apportent des informations supplémentaires, présentent du contexte, participent au développement des personnages, etc. Ces histoires secondaires peuvent par exemple être placées dans des quêtes facultatives, que certains joueurs n’effectueront donc jamais. 

Dans le cas d’un monde ouvert, il faut donc que le joueur accomplisse des objectifs définis, nécessaires, qui sont des conditions minimales requises pour débloquer la suite de l’histoire. Le joueur progresse ainsi de jalon en jalon pour pouvoir accéder à la suite des événements. Sans, d’ailleurs, qu’il en ait forcément conscience, selon les choix de game design et de level design : le franchissement de jalon peut être totalement transparent pour le joueur. Mais ces jalons existent bien côté conception, clairement identifiés, car ils permettent à la fois de lister les conditions requises associées, et de structurer le récit. On pourrait les voir comme un découpage en chapitres et/ou paragraphes, selon la structure retenue. Pour schématiser, cela revient donc à découper le scénario en tronçons, associer à chacun des conditions pour pouvoir les lire, puis les disséminer dans l’univers aux endroits et aux moments voulus. 

Le second objectif du narrative designer est de définir comment, concrètement, est racontée l’histoire. À partir d’une scène décrite dans le scénario, il conçoit l’expérience que va vivre le joueur. Par exemple, dans un jeu de science-fiction où la scène d’introduction serait l’atterrissage d’un vaisseau spatial sur une planète inconnue : le narrative designer pourra choisir si cette scène sera jouée directement, ou bien observée via une cinématique. Si elle est jouée directement, est-ce une vue du vaisseau à la troisième personne, ou une vue du pilote à la troisième personne dans son cockpit, ou une vue du pilote à la première personne dans son cockpit, etc. Si c’est une cinématique, quel est le rythme, quelle est la durée, la musique, y a-t-il des dialogues, etc. Dans tous les cas, où cette scène commence-t-elle : dans l’espace en approche de la planète ; ou déjà en orbite ; ou déjà en cours de descente ? Est-ce que la descente se passe facilement, est-ce qu’il fait beau, est-ce qu’il y a des nuages, des turbulences, etc. ? Et quelles sont les conséquences de ces choix sur les personnages, leurs réactions, leurs dialogues éventuels, en fonction des caractères et personnalités qui auront été définis en amont pour chacun d’eux ? Bref, à partir de deux lignes de scénarios, il faut tout inventer, tout en veillant à garder une cohérence d’ensemble dans tout le jeu. Une activité très riche donc, d’autant que tout, dans un jeu vidéo, peut être vecteur de narration.

Les outils du narrative design 

Pour retranscrire un récit, le narrative designer peut jouer sur la vue et l’ouïe, bien sûr, mais aussi, potentiellement, sur le toucher, via des manettes ou autres contrôleurs vibrants ou à retour de force. Comment tout ceci est-il exploité ? En piochant dans tout ce qui participe à la narration : ambiance visuelle et sonore, bruitages, musiques, voix de doublage, intonations, couleurs, rythme, style graphique, architecture, faune et flore du monde virtuel, tension et pression imposées au joueur, scènes jouées ou scènes regardées, éléments textuels, personnages rencontrés (protagonistes et antagonistes), dialogues, etc. 

Au final, tout, dans un jeu vidéo, peut participer à la narration. Pas forcément pour raconter la trame principale, mais au moins pour donner des éléments de contexte ou plonger le joueur dans une ambiance particulière. Même les éléments les plus anodins peuvent ainsi participer à l’ambiance mise en place par le jeu, comme les menus par exemple : denses, épurés ? Sombres, colorés ? Anguleux, stricts, carrés ? Ou courbes, permissifs, éthérés ? 

Je parle d’histoire principale et d’histoires secondaires, d’éléments de contexte, d’éléments anodins. On pourrait légitimement se poser la question suivante : est-ce que les éléments de contexte fournis au joueur sont des éléments de narration ? En effet, ils ne participent pas à raconter les événements principaux de l’histoire. Donc ils ne participent pas à la narration. Mais ils enrichissent le contenu, permettent de construire et de faire évoluer les personnages, apportent des précisions sur le monde dans lequel le joueur évolue, participent à créer une ambiance. En ce sens, ils servent donc la narration, sans être toutefois nécessaires à la compréhension de la trame principale. Alors, le contexte est-il un élément narratif ? 

Pour ma part, je considère que donner du contexte ou des informations supplémentaires au joueur est fondamental pour proposer un environnement riche, pertinent, cohérent, prenant, qui donne envie de s’y plonger, et donc de continuer à jouer, voire de rejouer. La narration n’est pas qu’une question d’événements-clés qui s’enchaînent. Il s’agit également de développer et faire évoluer les personnages et le monde dans lequel ils évoluent. Il s’agit de décrire une culture, une structure sociale et politique. Il s’agit de faire prendre conscience des enjeux et des motivations. Il s’agit de construire un univers entier, qui est certes perçu par le joueur via le personnage principal, mais qui ne se limite pas à lui. 

Pour moi, tout, dans un jeu vidéo, peut donc être issu d’un choix réfléchi de narrative design… toujours dans un monde idéal du point de vue du récit. Donc sans compter sur les contraintes (non) évoquées au début. Ou tout simplement sur la réalité du marché, qui est qu’un jeu doit être amusant et donc proposer un gameplay intéressant et prenant.

Dissonance ludonarrative 

Ceci peut potentiellement poser problème : lorsque le gameplay et la narration s’accordent, alors le jeu est cohérent dans tous ses aspects. Mais il peut arriver que ce ne soit pas le cas, pour des raisons diverses et variées. Car le gameplay participe, lui aussi, à raconter l’histoire, à travers par exemple les actions que peut ou ne peut pas réaliser le joueur. Mais souvent, le gameplay prime sur le récit en tant qu’argument commercial pour vendre un jeu. Lorsqu’il y a ainsi un conflit entre le récit raconté par l’histoire et le récit raconté par la narration, on parle alors de dissonance ludonarrative. 

Puisqu’un exemple vaut mille mots, imaginons un jeu d’infiltration dans un monde futuriste. Dans cet univers, un brin dystopique, la technologie a évolué vers l’humain augmenté : des implants donnent des capacités particulières aux êtres humains qui en bénéficient, au carrefour de l’informatique, la mécanique, la robotique, la bio-ingénierie. En parallèle, l’intelligence artificielle s’est également développée, de sorte que des robots humanoïdes sophistiqués ont vu le jour, et qu’il est difficile, à première vue, de les distinguer des humains. 
Le joueur incarne un de ces humains augmentés, et son but est de déjouer un complot visant le gouvernement… ou de se rallier aux comploteurs contre ce gouvernement corrompu. Le joueur est libre de faire ses propres choix. Mais le personnage qu’on incarne est présenté comme un individu respectueux de la vie, et il essaye de ne faire aucune victime, avec à sa disposition tout un arsenal d’armes non létales, ainsi que des techniques d’infiltration permettant de progresser sans se faire détecter, et donc sans faire de victimes. 
Malgré cela, le jeu offre la possibilité d’équiper des armes létales et donc d’aller à l’encontre de ce principe. Résultant en un conflit entre les motivations du personnage, tel que présentées par le récit, et ses actes, présentés par le gameplay. Certes, le joueur aurait d’autres solutions que la violence… mais seulement jusqu’à un certain point. Car, pour créer une certaine tension via des phases de gameplay intenses, certains antagonistes doivent mourir : il s’agit de duels à mort. Il existe donc des scènes où le jeu force le joueur à tuer ses adversaires. Sans que cette incohérence soit exploitée par le récit : cela pourrait provoquer des problèmes de conscience, cela pourrait servir à faire évoluer le personnage, cela pourrait nourrir des scènes de narration. Mais non, ces actes n’ont pas d’impact et sont totalement ignorés par le jeu. 
De même, en dehors de ces scènes imposées au joueur, le jeu fait une différence entre les cibles selon leur nature : il encourage une approche non létale sur les humains ou les humains augmentés, mais pas du tout contre les robots ou autres bêtes sauvages menaçants, qu’on peut tuer sans se faire rappeler à l’ordre par le jeu. Or, le transhumanisme est une thématique forte du jeu, et les robots peuvent être considérés comme la finalité ultime de l’évolution cybernétique des humains augmentés, ce qui leur confère presque un statut “d’Homme du futur”. D’autant que leurs comportements dénotent déjà de capacités d’adaptation et de réflexion, donc d’une certaine conscience. Le joueur, incarnant lui-même un humain augmenté, ne devrait-il pas vouloir également épargner les robots, vus comme un potentiel réceptacle d’une conscience humaine, visant ainsi à prolonger indéfiniment la vie ? 
Et c’est pareil pour les bêtes sauvages : si le héros respecte toute vie, pourquoi le jeu laisse la possibilité de les tuer, plutôt que d’imposer l’utilisation de fléchettes tranquillisantes par exemple ? Ou de proposer d’autres mécanismes pour les effrayer, ou faire diversion, ou tromper leurs sens pour passer discrètement ? 

Bien sûr, la dissonance ludonarrative peut revêtir d’autres formes, mais cet exemple est suffisamment parlant pour comprendre le principe : il s’agit d’éléments qui manquent de cohérence au sein d’un jeu, ce qui dessert soit le récit, soit le gameplay, voire d’autres mécanismes, et qui peuvent sortir le joueur de l’univers dans lequel il est plongé. Ce qui est dommage, puisque l’objectif d’un jeu est de séduire suffisamment les joueurs pour qu’ils le terminent avec plaisir. D’un point de vue tout à fait personnel, je prends plaisir à jouer à un jeu en grande partie pour l’histoire qu’il raconte. Je l’aborde comme un film interactif. D’où cet attachement au récit, la façon de le raconter, et une frustration lorsqu’il existe un tel conflit. Mais encore une fois, tout est question de compromis entre les différents aspects du jeu lors de la phase de création.

Choix narratif ou choix de gameplay ? 

D’ailleurs comment, en tant que joueur, reconnaître un choix narratif par rapport à un choix de gameplay, lorsqu’on est en train de jouer ? Car lorsque tous les aspects du jeu sont cohérents entre eux, présentant une “concordance ludonarrative”, comment savoir ce qui a mené les choix de conception ? 

Je pense qu’en tant que joueur, on ne peut jamais être sûr. Mais aussi que cela importe peu, car une conception parfaite rend tous les aspects indissociables : si le gameplay sert le narrative design, et que le narrative design intègre le gameplay, que demander de plus ? Adopter une mécanique de jeu différente lors d’un changement de narrateur, par exemple, peut aussi bien être un choix narratif que de gameplay. Dans ce cas, autant débattre de qui est venu en premier entre l’œuf et la poule. (Bien que ce soit un mauvais exemple, puisque l’œuf vient bien sûr avant la poule. Il existait des animaux ovipares bien avant l’apparition de la poule. Mais vous comprenez l’idée.) 

Peu importe donc si l’accent a été mis sur le gameplay ou sur le récit : si les deux concordent, c’est que, à un moment ou à un autre dans le processus de création, le narrative design a fait son effet. J’envisage ici trois cas de figure : soit le récit a dicté le gameplay. Dans ce cas, le narrative designer a eu toute liberté pour raconter l’histoire comme il le voulait, ce qui a pu orienter ensuite les choix de gameplay. 
Soit le gameplay a dicté le récit. Dans ce cas, le narrative designer a su prendre en compte les éléments à sa disposition ainsi que les contraintes imposées par le gameplay, pour orienter les choix de narration vers un concept cohérent qui sert le récit sans mettre en porte-à-faux le reste du jeu. 
Soit, dès les phases amont du projet, le gameplay et la narration ont travaillé main dans la main pour concevoir une solution cohérente qui met autant en valeur les deux aspects, ou en privilégie un des deux, mais de manière volontaire. D’un point de vue de la qualité du récit, tout en tenant compte des contraintes de conception de chaque autre tâche, c’est à mon avis l’approche qui donnera le meilleur résultat.

Distribution internationale 

Pour obtenir un résultat optimal, il faut donc prendre en compte tous les éléments narratifs à intégrer au jeu, rester cohérent avec le gameplay, éviter les dissonances ludonarratives. Mais aussi réfléchir à des éléments externes au jeu. Des éléments du monde réel qui est le nôtre, et en premier lieu, le public visé. 

En effet, les grands studios de développement de jeux vidéo distribuent leurs créations dans le monde entier. Il faut donc prendre en considération des aspects de traduction, les choix pouvant être un doublage intégral, un doublage partiel (des cinématiques par exemple, mais pas des dialogues en jeu), voire aucun doublage mais uniquement des sous-titres. Dans l’écriture et les dialogues, il est donc intéressant d’éviter des situations qui pourraient être ambiguës une fois traduites dans une autre langue. 

Plus importante encore est la question de savoir comment prendre en compte des différences culturelles : une scène pourrait être incompréhensible pour les joueurs d’une autre culture qui n’auraient pas les mêmes références, voire même prendre un sens totalement différent. 

C’est en particulier le cas lorsque le jeu prend un parti humoristique : l’humour est essentiellement une question de culture, de références, de codes partagés par une population, éléments qui peuvent donc être inconnus dans un pays différent. Le plus efficace est alors de se baser sur des références universelles, si tant est qu’il existe un humour universel. 

Heureusement, les nouvelles technologies permettent un partage et un brassage culturels à travers le monde, ce qui facilite la création de références communes. Exploitant ce principe, un jeu peut très bien prendre le parti de construire son univers autour d’une culture réelle spécifique, dans le but avoué de partager et faire découvrir largement ce référentiel à des joueurs de pays très différents les uns des autres. Les jeux vidéo participent ainsi à la découverte de la culture, des codes et des références japonaises, par exemple, dans les pays occidentaux, au même titre que les mangas. 

Encore une fois, il n’existe pas de solution absolue ni une manière optimale de procéder. L’important est d’avoir ces aspects en tête lors des différentes phases du projet, pour orienter les choix de manière éclairée.

Conclusion 

J’aime les histoires. J’en consomme sous forme de livres, de films, de séries, de jeux vidéo. Et j’aime aussi être surpris, j’aime qu’un contenu propose quelque chose de nouveau, une nouvelle manière de raconter une histoire, une certaine originalité. Et j’aime aussi, tout simplement, la beauté artistique de ces différents médias : un livre bien écrit avec un auteur qui sait manier la langue, un film ou une série avec un montage intéressant, des cadrages et des lumières qui ravissent l’œil photographique, ou un jeu dont le gameplay et le récit sont maîtrisés et prenants. 

C’est pourquoi je m’intéresse à différentes formes de narration, et donc au narrative design. Et j’espère avoir réussi, à travers cet article, à expliquer ce qu’est pour moi le narrative design, et surtout à vous faire percevoir la beauté qu’on peut trouver dans la structure narrative d’un jeu vidéo.

No responses yet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *