(En forme d’hommage à Boris Vian, et au groupe Eiffel qui a mis en musique ce poème : Je voudrais pas crever. Pour la beauté de l’écriture, parce que j’aime jouer avec les sonorités, jouer avec les mots, les images et les idées, parce qu’il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour un hommage, et parce que le rêve est l’échappatoire de la morosité.) 
 

Je voudrais pas crever, avant d’avoir été gonflé. Sans m’être envolé, sans avoir volé un nuage, un aigle ou une fusée. Sans avoir connu l’apesanteur, et la pesante heure qui s’ensuit, cette sensation d’être écrasé comme une vache sur son plancher. 
 
Je voudrais pas crever avant que soit créés la neige en été, les batailles de boules de sable, les humains ailés et enfin tous métissés, les annihilateurs d’inégalité, l’oubli du malheur, et le monde en couleurs. 
 
Je voudrais pas crever, sans avoir exploré la mer, sans avoir connu les sommets de ses profondeurs, l’avoir bue à m’en être noyé, et digérée à en ressusciter. Sans savoir où est le bouchon qui l’empêche de se vider, sans savoir qui la trouve amer au point de la saler. 
 
Je voudrais pas crever sans savoir ce que j’aime, ceux que j’aime… et aussi ce que je déteste, ceux que je hais, ce qu’elle est, elle que j’aime. Je voudrais pas crever sans l’avoir rencontrée, sans avoir mangé sa bouche, mordu sa chair, goûté ses lèvres, l’avoir avalée tout entier. Je voudrais pas crever avant de l’avoir contemplée, en robe d’été dans un champ de blé, en chemise de nuit éclairée par le feu dans la cheminée, ou nue sous un rideau de pluie argentée. 
 
Je voudrais pas crever sans savoir si la lune est plate, si sa face cachée a été trouvée et est peuplée. Sans avoir connu ses habitants, lunatiques sélénites, humains en visites, ou marsouins de passage, voguant loin de Mars à la recherche d’une autre guerre de masse. 
 
Je voudrais pas crever sans avoir discuté avec les morts, leur avoir raconté leur futur : mon présent. Sans le leur avoir offert comme un présent de leurs descendants, leurs gènes, leur sang. 
 
Je voudrais pas crever avant d’avoir connu les Atlantes et leurs mystères révélés, sans savoir si ces dauphins qui nous rient au nez sont leurs descendants ou de parfaits étrangers. 
 
Je voudrais pas crever sans avoir joué du tuba pour observer les poissons, nagé en plein délire, des lyres à la main et des palmes aux pieds. 
 
Je voudrais pas crever sans avoir écrit un cri, essayé un essai, délivré un livre. Sans avoir pansé mes pensées douloureuses pour les soigner jusqu’à l’os, m’affranchir de cette odeur de souffre, ensemencer la félicité et l’encourager à grandir, puis la cueillir et la distribuer, la répartir… À tous ceux qui attendent autre chose de cette Terre qu’un simple passage au vide, aux cheminots cheminant, aux déesses SDF, aux affamés effarouchés, et aux hideux idéalistes. 
 
Je voudrais pas crever sans savoir pourquoi, tous ces « pourquoi ? » qui courent en moi depuis des mois, des ans, des vies. Pourquoi le ciel est froid, le sol est chaud ? Pourquoi les étoiles s’enfuient ici face au soleil, et le font là-bas s’enfuir ? Pourquoi la Terre, pourquoi la vie ? Pourquoi moi, comme ça, ici ? Pourquoi deux bras, pourquoi cinq doigts, pourquoi deux mains, pourquoi aujourd’hui ? 
 
Pour coiffer au poteau la faucheuse, se moquer de son échec et mater sa déception, planqué tranquille derrière un buisson, je voudrais pas crever. 
 
Je voudrais pas non plus crever avant d’y être arrivé, d’avoir sans relâche continué, obstiné, jusqu’à pouvoir enfin la provoquer, avant qu’elle me prenne lui affirmer qu’elle a échoué, que de la vie j’ai profité, et que maintenant, je n’en ai plus rien à foutre de crever.

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