Libre ! Enfin j’ai trouvé le moyen de quitter cette prison. Je plane. Enivré par cette sensation que plus rien ne me retient, je plane. Mais cette liberté me fait peur. J’ai peur de m’écraser. 

Toute ma vie, aussi loin que je m’en souvienne, j’étais prisonnier. Impossible de m’échapper. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué, pourtant, pour m’arracher à cette captivité. Vaines tentatives… Certaines, mieux travaillées, plus abouties, se transformaient parfois en escapades de quelques minutes. Quelques heures tout au plus. Mais à chaque fois, j’étais repris. Comme lié à mon point de départ par une force invisible qui me faisait échouer, encore et encore. À chaque retour en captivité, j’étais un peu plus écrasé que la fois précédente. Je déprimais, je ne mangeais plus. Léthargique. Il arrivait même que le médecin me mette sous perfusion. Il me voyait dépérir, il craignait que je ne finisse par mourir. Dans ces moments-là, mon esprit se détachait de mon corps. Faute de pouvoir m’enfuir physiquement, je m’échappais par la pensée. 

Lorsque je n’étais pas suffisamment assommé pour rêver en plein jour, j’attendais la nuit avec impatience. Mes songes me portaient, m’emportaient. J’étais tantôt moineau, tantôt goéland, tantôt aigle. Royal. Majestueux. Libre, par-dessus tout. Je gardais parfois la forme de mon enveloppe charnelle, mais troquais la chair contre une version ectoplasmique. Ou bien il me poussait des ailes, blanches, pures, qui se déployaient en faisant s’éparpiller des plumes qui se laissaient emporter par le vent. Icare n’aurait pu donner meilleur spectacle. 

Qu’importait la forme, du moment qu’elle me permettait de m’élever. J’aurais pu tout aussi bien ressembler à un crapaud surdimensionné, gonflé à l’hélium. La seule chose qui comptait était cette légèreté qui m’étreignait. Je pouvais aller n’importe où, franchir n’importe quelle barrière, m’évader aussi aisément qu’un nuage étiré par le vent. Humain à plumes, oiseau sans ailes, ou peut-être les deux, je n’avais qu’à donner un coup de talon pour m’évader. 

J’usais et abusais de ces voyages oniriques, seules issues valables pour sortir de ma prison. Le départ était quasiment toujours le même : je me cognais contre les quatre murs qui m’étouffaient, façon chauve-souris en panne de radar, jusqu’à trouver la fenêtre. Je grimpais sur le rebord, ouvrais la vitre, et me glissais à travers les barreaux. Les pieds accrochés au rebord, les griffes au-dessus du vide comme pour mieux saisir au vol les courants d’air qui m’appelaient, je restais un instant à contempler l’étendue vertigineuse qui venait percuter mes yeux. Puis je décollais. Je m’éloignais de la ville, jusqu’à ne plus voir aucun mur, aucun grillage, aucun obstacle vertical qui aurait pu freiner ma progression. Je testais chaque direction, vers le Nord, l’Est, l’Ouest, le Sud, ou le Dessus, exploitant toutes les capacités dont était dotée ma forme chimérique. 

La matière n’avait plus de prise sur moi, je n’avais ni chaud, ni froid, ni faim. Je pouvais voyager des heures durant sans avoir besoin de me reposer, j’étais libre de réaliser toutes les acrobaties imaginables, de planer légèrement en suivant les oiseaux, ou de foncer à basse altitude à des vitesses vertigineuses. Seule une sensation de vent, doux et chaud, accompagnait mes périples, me caressant le visage ou glissant sur mes plumes. 

Durant mes toutes premières rêveries, je montais en chandelle et redescendait en piquée, recherchant cette grisante sensation de célérité. C’était cela qui, plus que tout, me donnait l’impression de m’évader : je n’étais plus enfermé, plus rien ne me retenait, je pouvais survoler à toute vitesse n’importe quelle région du globe, sans me soucier d’aucun obstacle. Peu importaient la direction prise, les pays traversés, les montagnes qui se dressaient sur mon chemin, je ne voyais rien, sinon le fait que rien ne m’arrêtait. Je prenais de l’altitude, accélérais lentement jusqu’à atteindre des vitesses qui auraient rendu jaloux même les photons, s’ils avaient pu me voir passer, puis descendais brutalement au niveau du sol. Regarder le paysage défiler sous moi m’enivrait. Je m’amusais à suivre les cours d’eau, pistant les gouttes depuis les glaciers jusqu’aux océans, imaginant les gerbes de liquide bleuté qui se soulèveraient derrière moi si j’avais une consistance physique, ou je visitais en un éclair le Grand Canyon, passant en rase-mottes entre les roches, façon vaisseau spatial s’engouffrant dans la tranchée de l’Etoile Noire de la Guerre des Etoiles. 

Puis il me prit l’envie de voyager. Ne sachant où aller, souhaitant simplement explorer le vaste monde, je faisais la course avec les avions, ou suivais les oiseaux dans leur migration. Leurs odyssées placides me calmaient, leur endurance m’impressionnait, les paysages qu’ils survolaient sans même avoir l’idée de les admirer me stupéfiaient. Je vécus avec eux nombre de cycles solaires, chaque coucher de l’astre étant une magnificence colorée, chaque lever une renaissance de feu d’artifice embrasant les cieux de couleurs mordorées, mauve, orange, jaune, rose, ocre, se mêlant en un pastel qu’aucun artiste n’aurait osé copier par peur de lui ôter sa sublime. Entre ces deux représentations journalières, la nuit offrait un spectacle plus radin en effets spéciaux, mais plus propice à la plénitude de l’âme. L’obscurité était enveloppante, protectrice, rassurante. Elle appelait à se recentrer, à méditer. Je me laissais dériver sur le dos, avec les étoiles pour couverture, leur scintillement attirant mes yeux de droite et de gauche. Mon regard parcourait ce plafond céleste, que j’imaginais plancher de ma prison. Les constellations traçaient un plan complexe m’indiquant la sortie, la liberté. Il m’aurait suffi de creuser le sol le jour, creuser le plafond la nuit, et j’aurais pu passer d’un monde à l’autre à volonté, j’aurais pu m’échapper et ne jamais retrouver cette réalité. 

Mais le plafond restait inaccessible. Les étoiles, timides, reculaient lorsque j’essayais de m’en approcher. Je tentais en vain, jour après nuit, d’aller frapper contre cette porte céleste qui m’aurait offert la liberté, mais sorti de l’atmosphère terrestre, les étoiles cessaient de briller. Elles perdaient leur éclat, elles perdaient de leur superbe, elles redevenaient de simples boules de gaz en fusion entourées de cailloux. Leur dimension magique disparaissait, la porte se verrouillait, et moi je retombais. Anéanti par cette vision d’espoir inaccessible, je perdais la force d’aller toucher les étoiles, je chutais, indéfiniment, jusqu’à m’en réveiller. 

Je rouvrais les yeux sur la triste réalité, et le choc était toujours brutal. Nombre de fois je me suis retrouvé au bas de mon lit, parfois même en-dessous après avoir roulé sur moi-même, me cognant la tête en m’éveillant en sursaut. Les images du rêve encore présentes dans ma mémoire se mélangeaient avec les murs qui m’entouraient. Je devenais pendant un instant oiseau en cage, et cette vision me hantait la journée durant. 

Tout cela est fini, maintenant. Le paysage défile autour de moi. Je me remémore en avançant tous ces essais ratés, ces tentatives avortées, avant d’avoir enfin trouvé la solution. 

La première fois, j’y étais allé au culot. J’avais sauté, tout simplement. C’était pendant une période de déprime plus intense que d’habitude. On m’avait emmené dans un hôpital, pour me soigner plus efficacement. J’étais tellement apathique qu’aucune des personnes qui m’entouraient ne me surveillait de près. Cela faisait des jours que je restais prostré, qu’aurais-je pu tenter ? Lorsque je vis la fenêtre de la chambre, je me mis pourtant à bouger, mes jambes me portant inexorablement vers l’ouverture. Ce n’est que lorsque je sautai et sentis le vide sous moi que je me rendis compte de ce que j’étais en train de faire. Je fus repris aussitôt. Le premier étage m’avait sauvé, le sol m’avait à nouveau privé de ma liberté. On ne s’échappe pas facilement avec une jambe cassée. 

Les fois suivantes, étant détenu près de la côte, j’avais à plusieurs reprises essayé de fuir par la mer. Elle s’étend sur le monde entier, immense étendue de liberté. Elle nous protège du regard des autres pour peu qu’on s’enfonce en son sein. Elle offre trois dimensions d’escapades. Elle me paraissait une option non négligeable. J’étais d’abord parti à la nage, sans équipement. Plan audacieux mais peu efficace. 

Grâce à des complices extérieurs, je m’étais ensuite hasardé avec du matériel plus approprié : combinaison, palmes, bouteilles, submersibles. Engins de différents types, de performances, vitesses, autonomies variées. Je pouvais m’enfoncer dans l’onde, suivre les poissons, me laisser dériver au gré des courants, disparaître dans les profondeurs vertigineuses de cette masse d’eau salée, sans plus me soucier de captivité. Je pouvais m’enfoncer jusqu’à des mondes inconnus, où les couleurs étaient filtrées jusqu’à ne plus exister. Je pouvais rêver devant cet univers si peu connu, m’imaginant soudain seul au monde, avec pour unique contrainte le plaisir d’évoluer de découverte en découverte, protégé de tout. 

Ces plongées avaient beau me ravir par leur extraordinaire, elles présentaient néanmoins le désavantage d’être dépendantes de la technologie. L’inconvénient majeur restait le fait que, tôt ou tard, il fallait refaire surface, recouvrer la liberté de respirer dont la mer m’avait privé. Elle qui m’avait accueilli me rejetait alors, me crachait sur la terre ferme, et j’étais repris. J’étais toujours repris. 

J’avais par la suite tenté la voie des airs. Deltaplane, hélicoptère, ULM, montgolfière. Tout ce qui pouvait me faire passer au-dessus des murs valait à mes yeux le risque encouru. C’était finalement la méthode la plus efficace. Elle me permettait de couvrir une distance respectable en peu de temps, et me procurait cette grisante sensation de liberté retrouvée. Je profitais pleinement de ces échappées, m’imprégnant de ces instants comme s’ils étaient les derniers, les gravant dans ma mémoire devenue pour l’occasion marbre inaltérable. Je trouvais là l’occasion de transformer mes voyages rêvés en croisières planées, je caressais de ma carcasse cette fois artificielle les cieux que j’avais fendus sous forme chimérique. Je m’autorisais alors quelques cascades aériennes qui, j’espérais, décourageraient mes poursuivants, mais qui, plus que tout, me ramenaient à mon imaginaire onirique que je comptais ainsi approcher au plus près. Réaliste, je me doutais que mes cavales ne dureraient pas éternellement, alors j’engrangeais des souvenirs, je sauvegardais des sensations, pour mieux me les remémorer lorsque je serais à nouveau enfermé. Ces virées m’inondaient de cette sensation euphorisante, qui enivre l’âme jusqu’à la combler et faire rejaillir le trop-plein sur le corps physique jusqu’à en faire tourner la tête. Je jouissais littéralement de ces moments de liberté. 

Jusqu’à l’atterrissage. Il est aisé de suivre un appareil suspendu entre ciel et terre. Il est nécessaire pour un tel appareil, tôt ou tard, d’arrêter sa suspension. Il suffisait que je pose un pied au sol pour me rendre compte que la tentative avait été, depuis le début, vaine. 

Je m’obstinais cependant. Renoncer à ces sorties n’était pas envisageable, tant j’étouffais une fois enfermé de nouveau. Je ressentais cela comme un appel, un besoin naturel, irrépressible. La liberté m’avait séduit, elle m’appelait, et je m’acharnais à la conquérir. Je n’avais que faire de ressembler à une mouche qui ne voit pas la vitre et s’y cogne, encore et encore. 

Jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui je ne me cogne plus. Aujourd’hui enfin, je suis libre ! Enfin j’ai trouvé le moyen de quitter cette prison. Je plane. Enivré par cette sensation que plus rien ne me retient, je plane. Mais cette liberté me fait peur. J’ai peur de m’écraser. Peur de ce contact subit avec le sol. Je me raisonne pourtant : j’ai enfin trouvé le moyen de m’arracher à cette prison qui me retenait depuis si longtemps, cette force sous laquelle je ployais, impuissant. Je souris. 

Je n’ai plus peur de m’écraser : ma fin sera sans Gravité, et je volerai enfin pour l’éternité.

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