TGV à destination de Valence. Pas envie de lire, pas envie de sortir la DS. Je finis par sortir mon PC, ouvre un nouveau document Word pour y poser des mots. La page reste blanche alors que je cherche des idées à retranscrire. Le téléphone d’une dame sonne derrière moi : message sur son répondeur. Volume au maximum, on entend tout. Nuisance sonore qui attire l’attention et agace les voyageurs. L’écran du PC, branché sur secteur parce que la batterie ne tient plus que 20 min, change de luminosité de temps en temps, en fonction… de quoi, au juste ? Des tronçons de voies ferrées ? Certains sont alimentés, d’autres non ? Moi, au milieu des soubresauts du train et des bruits de fond du roulement, de conversations, de pages qui se tournent, de claviers qui cliquètent, je commence à remplir cette page. Je me dis qu’en écrivant viendront les idées. Un contrôleur entre dans le wagon, m’obligeant à m’interrompre. D’après son badge, il s’appelle Manu. Il prend mon billet, le perfore, me le redonne, et continue sa ronde en s’éloignant vers l’autre bout du wagon. Il est grand. Heureusement que sa tête est penchée pour regarder les voyageurs assis, sinon il toucherait le plafond, le raclerait du haut du crâne en avançant. À force de s’y frotter en allant et venant, il n’aurait plus de cheveux, et la peau de son crâne brillerait, lustré à la perfection par cette moquette rouge accrochée au plafond. Il a l’air bien stable, comme si les turbulences ne l’affectaient pas. Peut-être, au fil des ans,  a-t-il développé une capacité naturelle à compenser les trépidations du train. Une de ses collègues le rejoint. Elle a une casquette. Je suppose que Manu n’en a pas parce qu’il n’y a pas la place sous le plafond, pour lui et une casquette. Sa collègue aussi a l’air stable. Tous les agents SNCF passant leur vie dans les trains finissent-ils par développer cette capacité à se mouvoir dans les wagons comme le commun des mortels sur la terre ferme ? Mon voisin, qui était parti téléphoner, revient. Il vacille dans un des soubresauts de l’engin, confirmant l’hypothèse. Combien de temps les contrôleurs passent-ils, en moyenne, par jour, dans un train en mouvement ? Supposons qu’ils soient aux 35h, ça nous fait 7h de travail par jour. Mettons que les ¾ du temps, ils sont dans un train qui roule. Ils passeraient alors 5,25h par jour soumis à cette instabilité en mouvance. En décomptant le temps de sommeil, les moments où on est assis dans sa voiture, à son bureau, à table, devant la télé, etc., ils passeraient presque plus de temps à marcher dans l’instabilité d’un train plutôt que sur la stabilité de la terre ferme. J’en déduis que cette supposée capacité naturelle à rester stable devient en fait leur démarche normale, qu’ils ne savent plus avancer sans compenser les mouvements de balancier d’un train, qu’ils doivent par conséquent tanguer, une fois revenus sur le plancher des vaches. Tous les humains avançant péniblement, vacillant dans la rue, supposés ivres ou drogués, ne seraient en fait que de simples agents SNCF rentrant chez eux après une dure journée de travail ? Mais ce ne sont pas les seuls… Les marins, les pilotes d’avion et hôtesses de l’air, peut-être même les chauffeurs de bus et de taxi ? Tous ceux-là seraient victimes d’une déformation professionnelle de leur démarche, les faisant tituber sur le sol où nous autres progressons sans difficulté ? Je suis persuadé que ce n’est même pas considéré comme une maladie du travail… Si des personnes directement concernées par ce trouble lisent ceci, je les encourage à créer un groupe de pression pour militer en ce sens ! Ce genre de maladie doit être fascinant à étudier… Y a-t-il, par exemple, corrélation entre la nature des oscillations endurées et la démarche qui en résulte ? Pourrait-on, rien qu’en observant leur démarche, déduire le métier de ces pauvres hères ? « Celui-ci démarre toujours penché en arrière, est relativement stable pendant sa progression, mais subit de violents à-coups de temps à autre, et adopte de nouveau une position penchée vers l’arrière avant de s’arrêter. Il doit travailler dans un avion… ». « Celle-là au contraire vacille de manière presque régulière, comme un bruit de fond permanent sur lequel viendraient s’ajouter quelques pics, oscillations plus fortes que la moyenne, mais tout de même relativement peu violentes. Elle doit travailler dans un train… ». « Cette troisième personne tangue d’avant en arrière, de droite et de gauche, en fonction dirait-on de la météo. Il doit travailler sur un bateau… ». Est-ce une maladie incurable, ou le processus est-il réversible ? Si cette déformation provient d’une habitude, force de répétitions d’un même environnement perturbé jour après jour, il doit bien y avoir un moyen pour revenir en arrière, en se réhabituant à marcher sur un terrain stable. D’ailleurs on voit moins de vieillards que de jeunes tituber dans la rue. Preuve qu’une fois à la retraite, et passé un certain temps de réadaptation loin des trains, ces malades finissent par retrouver la santé. Il faudrait suggérer à la SNCF de créer un programme de prévention et de lutte contre ce fléau. Pourquoi, tout simplement, ne pas consacrer une partie de la journée de travail à faire marcher les personnes à risque, ne serait-ce que sur des tapis roulants si la place manque ? Pourquoi ne pas pousser le raisonnement encore plus loin, en alliant prévention, écologie, économies ? Remplacer les tapis, roulant tout seuls, par des tapis qu’il faut faire rouler à la force des jambes. Relier ces tapis à des dynamos. Produire de l’électricité grâce à cette installation. Faire rouler des trains grâce à l’électricité ainsi produite. Avec suffisamment d’agents SNCF, les trains pourraient rouler, les contrôleurs se relayer pour se reposer, et le tout en luttant contre cette terrible maladie professionnelle. Ne resterait plus alors qu’à trouver un système équivalent à appliquer aux avions et aux bateaux…

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