Nota : après le choix de laisser cette décision à un tirage aléatoire, cet article sera genré au féminin pour toutes les désignations à valeur générique (on parlera de joueuse et non de joueur, par exemple, pour désigner l’ensemble des personnes qui jouent). 

Une “Brève” et non une chronique complète, pour parler rapidement de l’intérêt de ce jeu sur le plan narratif, sans analyser l’ensemble du titre ni divulgâcher l’intrigue. Autant que faire se peut. Car la force d’Outer Wilds, c’est justement ce savant mélange homogène de gameplay, de narration et de level design. Alors, sans dévoiler complètement l’histoire, il faut bien évoquer les mécaniques de ce jeu pour en apprécier toute la richesse. Or, ces mécaniques participent à la narration. 

Plus exactement, tout, dans Outer Wilds, participe à la narration. Car Outer Wilds est un jeu d’exploration spatiale dont le moteur principal est la curiosité de la joueuse. Par conséquent, s’il faut aiguiser celle-ci pour nous pousser à quitter notre planète natale et nous jeter dans le grand vide intersidéral, quelle meilleure solution que de développer tous les aspects du jeu dans ce but ? 

Concrètement, on incarne un jeune Âtrien, extraterrestre vivant avec ses congénères sur Âtrebois, leur planète natale dont les paysages verdoyants et forestiers ressemblent à ceux de la Terre. Le jeu débute par le réveil de notre personnage, qui ouvre ses quatre yeux sur une petite clairière, après une sieste au coin du feu de camp. Quatre yeux, ouverts en vue subjective comme quatre petites fenêtres ovales qui clignent sur le monde. Façon simple et efficace de nous dire tout de suite “vous êtes un alien”. Ce que confirme d’ailleurs un compatriote, assis en face, qui nous souhaite bonne chance pour notre première mission dans l’espace et nous dit d’aller à l’observatoire récupérer les codes de lancement. C’est parti. 

Après une exploration guidée du village, servant à la fois de tutoriel (on apprend à se déplacer, à piloter notre rudimentaire vaisseau, à utiliser notre scaphandre en apesanteur, etc.) et d’introduction (on nous révèle l’existence d’une ancienne civilisation alien disparue, les Nomaï), il est temps de décoller. Toute cette partie nous explique déjà le principe du jeu : l’histoire nous est racontée via les scènes observées, des dialogues avec des PNJ ou différents objets que l’on peut examiner. À ce titre, le musée sur l’exploration spatiale est un condensé de ce que l’on découvrira plus tard dans le système solaire : une très bonne conception, donc. Notons au passage que cette partie du jeu est la seule “exploration guidée”, c’est-à-dire où le jeu nous dit quoi faire. Dans la suite, la joueuse est complètement libre de choisir sa direction, sans aucun fléchage, aucun marqueur de quête ou aucun objectif dicté par un PNJ. Ni aucune récompense à la fin du chemin, pas d’expérience à gagner, pas d’or à dépenser. Aucune incitation à entreprendre le voyage autre que la curiosité de l’exploration. On est donc orienté vers l’observatoire pour récupérer les codes de décollage. Puis, direction la navette. 

On met les gaz, le vaisseau s’élève, on arrive dans l’espace, on ouvre la carte du système solaire et on fixe la trajectoire vers l’un des endroits que l’on veut explorer, parmi la dizaine d’astres et autres objets orbitant autour du soleil. On atterrit sur la planète en question, on commence à explorer, à expérimenter les contrôles et possibilités du jeu, et… on meurt dans un grand flash lumineux. 

Pas grave, on voit sa vie défiler devant ses yeux, et on les rouvre à notre point de départ, près du feu de camp sur Âtrebois. Comme si la mort n’avait pas d’importance. Ou qu’il n’y avait pas de sauvegarde et qu’on recommençait depuis le début. Sauf que le journal de bord s’est enrichi de nos premières découvertes… 

On est reparti, direction le vaisseau, décollage, on retourne continuer notre exploration, on progresse un peu davantage, et puis… on meurt dans un grand flash lumineux. 

Pour moi, en tout cas, c’est comme ça que s’est passé le début du jeu. Sans comprendre comment ni pourquoi, faute de visibilité sur l’événement en question. Pourtant, cette mécanique est la base du jeu, et on la découvre tout de même assez rapidement : une vingtaine de minutes après notre réveil au coin du feu, le soleil explose. Supernova. Destruction pure, simple, inéluctable, inévitable du système solaire. Heureusement pour nous, une technologie Nomaï nous sauve, en nous renvoyant 22 minutes dans le passé, mais avec tout le savoir acquis dans la boucle précédente. 

Comment, pourquoi, qui étaient les Nomaï, que leur est-il arrivé, est-il possible de sauver le système solaire, d’empêcher la catastrophe, autant de questions, et plus encore au fur et à mesure de notre exploration, qui nous poussent, boucle après boucle, à redécoller d’Âtrebois, encore et toujours. 

Les éléments de compréhension, et donc de narration, sont disséminés sur les différentes planètes à explorer, via d’ancien textes Nomaï que notre traducteur nous permet de déchiffrer, ou bien de simples observations des phénomènes en jeu dans le système stellaire. Pas de cinématiques regorgeant d’effets visuels, pas de longs monologues de PNJ ici, mais des ruines à explorer pour comprendre l’histoire d’une civilisation disparue, ruines dont la fragilité même pousse la joueuse à en explorer chaque recoin, pour sauvegarder les traces des Nomaï dont la mémoire définitivement sera anéantie lors de l’explosion solaire. 

Pas non plus d’inventaire, pas d’objets à collectionner, pas d’équipement à améliorer, pas de ressources à collecter. Ça peut paraître anodin, mais c’est un choix délibéré, efficace, et même nécessaire : comment faire comprendre aux joueuses qu’il ne sert à rien de perdre du temps à retourner chaque caillou pour espérer trouver un item ? En leur indiquant de manière intuitive qu’il n’y a rien à trouver à part les informations bien visibles dans l’environnement. De fait, on comprend très bien que le décor n’est pas là par hasard et que chaque élément est important, qu’il renferme une information ou non : s’il paraît vide, c’est qu’il est effectivement vide, pas besoin de s’attarder, pas besoin de chercher une porte cachée ou un faux mur coulissant ; si des informations sont visibles, elles le sont toutes au premier abord ; si on n’arrive pas y accéder sur le moment, ce n’est pas qu’on a raté une clé quelque part, c’est que la solution est devant nos yeux mais qu’on ne la voit pas encore. 

La narration se fait donc par reconstruction d’une espèce de puzzle géant, chaque pièce trouvée permettant d’orienter nos recherches vers un autre mystère, une autre énigme, un autre lieu, un autre temps. D’ailleurs, le journal de bord garde une trace de toutes nos découvertes, sous forme d’un réseau de petites vignettes interconnectées, une toile d’araignée que l’on tisse petit à petit à chaque voyage. 

La force du jeu est clairement cette boucle temporelle, qui permet un gameplay inventif et riche : chaque planète est différente, comporte ses propres mécaniques, son propre environnement, ses propres règles physiques, ne serait-ce que la gravité qui varie d’un astre à l’autre, ou bien encore des phénomènes quantiques macroscopiques qu’il faudra appréhender pour continuer à avancer. 

Mais plus encore, c’est l’évolution des planètes au cours du temps qui est épatant, car chaque environnement est mouvant : une planète océan où flottent quelques îles et rôdent des tornades capables de les soulever jusque dans l’espace ; une planète creuse, dont la croûte est bombardée par des retombées volcaniques et s’effondre peu à peu sur elle-même, ses débris absorbés par un trou noir dévorant son centre ; un duo de planètes orbitant l’une autour de l’autre à courte portée, très près du soleil, et dont les champs de gravité provoquent l’écoulement de sable de l’une vers l’autre, tel un sablier cosmique démesuré ; une planète détruite, fragmentée, parasitée par une étrange liane venue du fin fond de la galaxie, qui abrite tout un monde étrange dans les nœuds de son bois, plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Tout l’environnement évolue autour de nous en temps réel, phénomène qui se répète à l’identique à chaque boucle et qui, tour à tour, libère l’accès à de nouvelles zones et de nouvelles informations, ou au contraire nous en interdit définitivement l’accès, jusqu’à la prochaine boucle. 

Tout cela provoque un sentiment d’urgence, seulement 22 minutes pour aller chercher les informations nécessaires à la progression, être au bon endroit au bon moment pour y accéder, se dépêcher d’arriver quelque part pour vérifier une théorie, être parfois obligé d’attendre ou de progresser doucement pour éviter les dangers, toujours avec ce sentiment d’urgence, cette impression que le temps manque : tout concorde vers cette ambiance tendue, alors que, paradoxalement, la boucle temporelle nous offre une quantité de temps infinie. La musique participe également à cette ambiance particulière. Car seuls les bruitages nous accompagnent, et parfois, quelques notes que nos compatriotes explorateurs tirent de leurs instruments, près des camps de fortune qu’ils ont établis là où ils ont atterri. Mis à part cela, le silence. Sauf… à la fin de la boucle temporelle. Chaque joueuse doit encore avoir en tête cette petite musique qui, quelques secondes avant la fin de la boucle, nous prévient de la catastrophe imminente. Cette petite musique synonyme, bien souvent, de pensées telles que “Non, pas déjà ! J’ai presque fini d’explorer cette zone, allez, juste un peu plus de temps !”, et d’une accélération désespérée vers notre but, consumant rapidement toutes les réserves de carburant, quitte à les épuiser et utiliser l’oxygène à la place. Cette petite musique, douce mais inéluctable, est aussi un point clé de la narration. 

Outer Wilds nous raconte donc une histoire, celle des Nomaï et des Âtriens, du système solaire, voire même de l’univers. C’est un jeu narratif où la joueuse est partie prenante de la narration, car selon ses choix, selon l’ordre dans lequel elle explore l’univers, les paragraphes et chapitres s’assemblent d’une manière particulière à chaque partie. J’imagine même que, parmi toutes les joueuses qui sont allées au bout de l’expérience, il n’y a pas eu deux chemins identiques, tellement les possibilités sont multiples. Et tout cela, sans embranchements narratifs, sans un schéma directeur qui oriente la joueuse l’air de rien. Seulement des fragments d’histoire collectionnés dans un album. La joueuse doit donc être active pour ensuite recombiner tous ces éléments les uns avec les autres, et reconstituer l’histoire dans son ensemble. Il en résulte une réelle satisfaction lorsque tout s’assemble pour dévoiler un nouveau pan du drame qui s’est joué à l’époque des Nomaï et perdure encore aujourd’hui. Toute la subtilité de ce système réside dans un équilibrage bien dosé entre de petites énigmes résolues rapidement, qui donnent un sentiment de progression, et des mystères bien plus conséquents qui se dévoilent par petits bouts et nous tiennent en haleine sur la durée. 

Et pourtant, malgré la diversité des angles d’attaque, malgré la multitude de cheminements possibles le long de cette histoire, les informations importantes sont distillées de manière savamment orchestrée. Ainsi, il paraît impossible d’avoir accès dès le début à l’image globale du récit : d’une part car les informations clés sont distillées à plusieurs endroits différents, et d’autre part car elles nécessitent la résolution d’énigmes plus abordables pour être découvertes. Cette combinaison permet de garder les révélations principales pour la fin du jeu, ce qui renforce encore la tension ressentie et attise davantage la curiosité, car on sent qu’on se rapproche petit à petit de la révélation finale, du dernier chapitre, qui constitue en soi un voyage unique. 

Pour moi, ce jeu est une magnifique trouvaille, qui propose une expérience inédite en termes de narration et de gameplay pour un genre somme toute assez répandu d’exploration spatiale. Même s’il intègre des éléments habituels tels que des messages textuels laissés par les Nomaï (rédigés, cela dit, pour continuer à susciter la curiosité de la joueuse), le simple fait que l’environnement en évolution, découvert au fur et à mesure de chaque boucle temporelle, prenne une part si importante dans la narration, rend l’expérience exceptionnelle, au sens propre comme au figuré. Finalement, c’est un jeu qui offre un récit profondément immersif et personnel, ce qui en fait une référence de narrative design. 

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